Lire et écrire
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.

Lire et écrire

Vous parlez de vos livres coups de coeur et vous montrez vos écrits.
 
AccueilPortailRechercherDernières imagesS'enregistrerConnexion
-45%
Le deal à ne pas rater :
PC Portable LG Gram 17″ Intel Evo Core i7 32 Go /1 To
1099.99 € 1999.99 €
Voir le deal

 

 Pervenches

Aller en bas 
AuteurMessage
Calliope
petite plume
Calliope


Nombre de messages : 11
Age : 33
Localisation : Entre plume et papier.
Date d'inscription : 09/04/2007

Pervenches Empty
MessageSujet: Pervenches   Pervenches Icon_minitimeMar 10 Avr - 2:42

Pervenches



La fenêtre ouverte sur la journée de juin laissait entrevoir le paysage de vallée, sa petite rivière et ses cerisiers en fleur. Rien ne bougeait dans la tiédeur naissante ; seuls se faisaient entendre le chant des oiseaux et le bruissement du vent. La quiétude faisait la beauté du paysage, comme l’âme de l’artiste fait celle du tableau. La sonnerie retentit à travers l’établissement et le professeur détacha son regard des pétales blanches et roses qui parsemaient les ruelles, quelques étages plus bas, presque à ses pieds. Il se dirigea machinalement vers la télévision et éteignit le magnétoscope qui diffusait, comme à chaque fin d’année, le même documentaire historique. Sans aucune utilité d’ailleurs, car, depuis longtemps, plus personne ne le regardait. Il y avait bien des années, un silence du moins régnait dans la salle, symbole sinon d’attention, mais tout de même d’un certain respect porté à la cassette ; mais à présent… L’on s’interpellait à travers la salle, on parlait de ses vacances à venir, on n’essayait plus même de dissimuler les portables et autres babioles électroniques qui encombraient les tables… Le vieil homme ne put retenir un soupir que firent naître en lui de telles réflexions. Qu’était donc devenue l’Ecole que lui avait connue ? Et il regretta les bancs de bois, le silence et les baguettes professorales – autant d’éléments qui, à son époque, lui avaient rendus bien antipathiques les matins de classe. Comme le regard sur toutes choses change avec l’âge et comme cette époque lui semblait à présent lointaine ! …

Le vieux professeur s’assit à son bureau et regarda sortir les élèves. Il entendait de temps à autre une voix qui lui souhaitait de bonnes vacances, sur un fond de conversations animées et de joyeux éclats de rire. La salle se vidait peu à peu. La dernière élève franchit enfin la porte : une jeune fille insignifiante, ni bonne ni mauvaise élèves, ni trop attentive, ni trop dissipée, une jeune fille comme tant d’autres, l’une de celles enfin que l’on oublie immédiatement… D’ailleurs peut-être cet oubli-là serait-il moins prompt, car il avait pris soin de remarquer qu’elle avait été la dernière à quitter cette salle ; et le seul fait de songer ainsi n’allait-il pas retarder cet oubli ? Il consacra quelques instants à ces considérations – qu’était la mémoire d’un enseignant ? pourquoi oubliait-on instantanément certains élèves, alors que le souvenir d’autres était parfois presque éternel ? -, puis il se leva et referma la porte de l’intérieur, la laissant toutefois légèrement entr’ouverte. Comme à chaque cours qui se terminait, il fit le tour de la salle, qui s’avéra étonnamment propre. Puis il repassa encore et encore entre les rangs, et chaque place lui renvoyait le souvenir d’élèves qui l’avaient occupée… Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé ce départ et il comprit combien il était attaché à cette salle, qui avait accueilli ses élèves pendant près de huit années… Pourtant, il retira les affiches des murs, replia les cartes. Alors il sentit s’installer une solitude qui le fit même regretter les chuchotements qui l’avaient tant dérangés pendant ses cours.

Le vieil homme s’assit à la place qu’elle avait occupée, il y avait une année de cela… Penser à celle qu’il avait appelée sa pauvre enfant fit glisser une larme sur sa joue ridée ; ses lèvres esquissaient pourtant un sourire. La sonnerie qui marquait la fin de la récréation le fit sortir de sa triste rêverie. Il se leva, embrassa la salle d’un dernier regard qui traduisait presque de la tendresse, prit sa serviette à laquelle il avait lui-même souvent reproché d’appartenir à une époque révolue mais dont il n’avait jamais eu le courage de se séparer, franchit à son tour, pour la dernière fois, la porte, la referma d’un mouvement qu’il souhaitait ferme ; puis il se dirigea vers la salle des professeurs. Il s’aperçut que son pas était plus lent que d’ordinaire et dut admettre que, pour la première fois depuis bien des années, il n’était pas pressé de retrouver cette pièce, vers laquelle il s’était auparavant tant hâté pour échapper aux élèves, à leur chahut, à ses responsabilités enfin. Il n’appréciait pas se mêler à ces collégiens bien trop agités et bruyants ; lorsqu’il faisait cours, il se reposait sur l’idée réconfortante de quelque mur intangible qui empêchait tout contact entre ces mondes que tout opposait. Lorsqu’il arriva à la salle, il ne s’y trouvait que deux collègues. Un professeur de Grec, un ami de longue date, lui indiqua une enveloppe posée à l’angle de la grande table qui se tenait au centre de la pièce. Il en retira une petite carte de papier glacé : c’était un agréable décor de sous-bois avec, au premier plan, des pervenches, qui ouvraient leurs corolles délicates à l’ombre des fines gouttelettes de la rosée matinale. Il retourna la carte, et les quelques lignes prirent à ses yeux son visage…

Il ne tenta pas de retenir la larme qui humecta sa paupière ; le regard de ses collègues ne lui importait plus. Il se posa sur la chaise la plus proche, sans en prendre réellement conscience, et resta longtemps, immobile, contemplant sans la voir la carte qu’il tenait entre ses doigts. Malgré sa curiosité, son ami ne tenta pas d’en découvrir le message, mais il se souvint de cette jeune fille qui l’avait prié avec tant d’insistance de transmettre l’enveloppe ; ses yeux avaient une couleur très proche de celle des pervenches qu’il avait entrevues sur la carte. Il se surprit à rêver de recevoir, lui aussi, un jour – peut-être celui de son propre départ à la retraite – un message semblable ; car, au visage de son ami, il savait qu’il y avait là de belles paroles…

Peu à peu, le vieux professeur s’efforça de reprendre contenance et passa un mouchoir sur son visage. Ses yeux de nouveau s’arrêtèrent sur les pervenches ; elles lui rappelaient singulièrement quelque chose… Une impression de déjà-vu, image que l’on sent si nette mais qui s’avère insaisissable… Alors, claire comme si la jeune fille se fût tenue là, face à lui, à cette même minute, sa voix étincela en sa mémoire : « Vous savez, j’ai toujours trouvé les musées un peu ennuyeux… ». Le souvenir de l’une des affiches qu’il avait tantôt retirée du mur lui revint ; c’était la réclame d’une quelconque exposition, et des pervenches y côtoyaient les reliques d’un camp romain d’Allemagne. Comment avait-elle pu aimer l’Histoire et y exceller tout en négligeant l’Art ? Pour le professeur, c’étaient pourtant là deux choses absolument indissociables…

Il quitta le collège à deux heures de l’après-midi. Il avait dit adieu à ses anciens collègues ; la carte aux pervenches avait rejoint les manuels de son cartable. Il pleuvait, et la pluie se mêlait à ses larmes. Il marchait le long de la rivière, cette même rivière qu’il avait observée quelques heures plus tôt par la fenêtre. Il allait ainsi vers le village voisin, village où il était né, village où il habitait encore ; et chaque pas se joignait à son étrange mélancolie, ravivant en sa mémoire le souvenir de son enfance… Les images se succédaient, tel un album photo dont un vent désolé mais fort fait tourner les pages…

Il se souvenait de sa grand-mère, qui tricotait, quelque chose d’inquiet dans le regard, près d’une radio que l’on entendait à peine. Souvent, son grand-père entrait dans la pièce, éteignait le poste ; et elle pleurait dans son étreinte. D’autres fois, son grand-père s’en allait pour toute une journée ; alors, lorsque tombait la nuit, sa grand-mère, plus pâle que jamais, débranchait elle-même la radio, et prenait son petit-fils dans ses bras ; elle le berçait doucement, lui parlant de courage et répétant que, surtout, il fallait, toujours, toujours, avoir confiance en l’avenir, croire en des moments de bonheur futurs. Par d’autres soirs encore, lorsque le fauteuil près de la radio se libérait pour quelques instants, l’enfant y grimpait et tendait l’oreille vers le poste ; mais il s’en désintéressait rapidement, car il ne parvenait pas à comprendre ce que marmonnait cette voix venue de nulle part, soit qu’elle fût réellement très indistincte, soit que son âge ne lui permît pas de saisir le sens de ces paroles.
Il se souvenait de ces matinées trop grises, lorsqu’il accompagnait sa mère, qui, un petit carton orange à la main, allait chercher le pain. L’attente était longue, interminable ; mais il s’efforçait à être patient, car, lorsqu’il regardait sa mère, elle lui semblait bien frêle et bien pâle par rapport aux autres dames qui se bousculaient. Mais il aurait voulu être insouciant et heureux ; alors, il pleurait quelquefois. Sa mère s’en apercevait et tentait de le consoler ; mais les larmes étaient tellement fréquentes à cette époque que l’on n’y prêtait plus guère attention.
Puis, après un printemps au cours duquel l’on avait beaucoup crié les mots « victoire », « Américains », et « libres » à travers les rues du village, la vie peu à peu commença à revenir et les couleurs de la joie, des retrouvailles, à effacer les ténèbres. Les sourires revinrent sur beaucoup de visages ; mais d’autres, comme celui de sa mère, ne semblaient s’être assombris que davantage, d’un malheur plus profond et plus durable encore. L’on voyait les femmes au bras de leurs époux ; l’on entendait parler des voix fortes et assurées et scintiller les rires.
A l’automne suivant, il passa avec sa mère une après-midi auprès d’un ruisseau, dans le bois qui s’épanchait en les teintes jaunes et oranges des feuilles tombées depuis peu. Ils se regardaient et regardaient le paysage ; l’azur du ciel et du cours d’eau emplissait leurs yeux. Puis sa mère parla ; sa voix était grave et légèrement tremblante, comme sous l’action, elle aussi, du vent qui faisait frémir les dernières feuilles restées aux branches :
- Ton père te manque, n’est-ce pas ?
- Oui, mais je sais qu’il va revenir.
Fort des paroles de courage et de la confiance que lui avait inculquée sa grand-mère, il était certain de revoir son père. Il avait tenté de ne pas remarquer au cours des derniers mois la pâleur toujours plus grande de sa mère, ses larmes toujours plus fréquentes, et d’ignorer le fait qu’elle n’évoquait plus cet homme parti depuis si longtemps. Ce jour-là, à sa réponse, il la vit pleurer de nouveau. Rien n’aurait pu mieux lui faire comprendre cette réalité qu’il avait refusée d’admettre, bien que, depuis quelque temps déjà, il l’eût sentie s’installer, insidieusement, dans son cœur. Il la regarda longuement et, peu à peu, il réalisa sa naïveté.
- Il ne reviendra pas, c’est ça ? prononça-t-il enfin, d’une voix dans laquelle il ne reconnut lui-même plus les accents clairs et joyeux de l’enfance.

Plus tard, l’école lui apprit ce qu’étaient la guerre et la Résistance.

La pluie s’intensifia et fit revenir le professeur, nouveau retraité, dans la réalité de la journée de juin. Il avait pendant de longues années tenté d’écarter de sa pensée ce passé trop douloureux. Quelle réminiscence pouvait donc entraîner un phénomène aussi banal que la pluie ! Il se revit petit garçon, élève accablé du poids d’un cartable trop lourd ; dans la nuit, il allait en classe, traînant le pas… Il avait toujours été un bon élève, mais n’avait jamais réellement aimé l’école. Il se demanda quelle aurait alors été sa réaction s’il avait su qu’il allait, à son tour, devenir enseignant, prendre la place de ces maîtres qui lui avaient, tour à tour, inspiré rire, colère, ennui ; mais parfois aussi une certaine admiration… La pluie tombait toujours, rythmant ses pas…

C’était une pluie froide qui battait contre les vitres du train qui devait l’emmener au Kirghizistan. Son premier départ… Le service militaire… Sa mère l’avait accompagné à la gare et, longtemps, par la vitre embuée, il l’avait vue agiter son mouchoir alourdi par la pluie et ses larmes. Pendant bien des mois à l’avance, la pensée de ce départ l’avait rendu extrêmement malheureux. Il souffrait à l’idée de quitter ses amis, sa famille, sa ville natale, son quotidien enfin. Dès son arrivée cependant, il sut estimer l’accueil chaleureux que lui fit le village ; il s’intéressa au pays, à son histoire, à ses mœurs si différentes que celles qu’il avait connues auparavant. Il se sentit très rapidement intégré au cercle très fermé des ces familles de paysans, où l’on se connaissait depuis plusieurs générations et où l’entraide qui régnait au cœur d’un même village contrastait durement avec l’absence d’échanges avec la communauté voisine. Il avait craint de n’être vu comme un soldat, comme un ennemi, d’être rejeté, voire haï par un peuple qui se serait senti oppressé ; mais il fut au contraire pour eux un ami et il se vit offrir toute l’aide dont étaient capables ces cultivateurs. Au côté de ses charges et exercices militaires, pendant son temps libre, il essayait de connaître toujours davantage ces villageois et le pays dont ils étaient la plus belle représentation. Il savait qu’il ne pourrait jamais oublier le village. Il écrivit un livre ; et retira de ces deux années les plus grands apprentissages que pouvait lui offrir la vie.

Le soleil était revenu lorsque le vieil homme arriva à son appartement. Il posa un regard sur la valise, prête depuis quelques longs jours déjà ; la décision de partir, de retrouver son passé de jeune homme, avait été, quant à elle, prise depuis de nombreuses années. Il ouvrit la première et y déposa son cartable, sans rien en retirer, car il voulait conserver ne seraient-ce que quelques livres de son passé de professeur. De peur d’ébranler la seconde, il se refusa un dernier regard sur la carte aux pervenches.

Le vieil homme regarda une fois encore par la fenêtre et songea que le lendemain, le soleil se lèverait pour lui sur un monde bien différent.


Voilà, monsieur, il est à présent pour moi temps de poser ma plume. J’ai raconté votre histoire, comme je l’ai pu, bien que je savais qu’aucun mot ne serait jamais à la hauteur de votre réalité. Plusieurs années se sont écoulées depuis notre dernière rencontre, ce jour-là, celui de votre départ, près de cette même rivière, lorsque vous m’avez parlé de votre passé, lorsque vous m’avez annoncé votre décision de partir. Je n’ai pas eu de vos nouvelles depuis ; ici, rien n’a changé, et je ne puis qu’espérer que vous vivez heureux, là-bas.
Revenir en haut Aller en bas
http://esquisses.easyforumpro.com
 
Pervenches
Revenir en haut 
Page 1 sur 1

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Lire et écrire :: Vos écrits :: Vos écrits :: Nouvelle-
Sauter vers:  
Ne ratez plus aucun deal !
Abonnez-vous pour recevoir par notification une sélection des meilleurs deals chaque jour.
IgnorerAutoriser